lundi 29 janvier 2018

Roman en concours!

Un Matin ordinaire est en concours!
 

 
1er extrait de la seconde partie (inédite, pour ceux qui ont lu Emmène-moi à Valparaiso)
 
 
Elle m'a pris la main, m'a même caressé la joue devant tous ces inconnus fonctionnaires d'État au service de la Justice qui nous tendaient les bras.
Et puis elle a parlé.
Chaque mot était pesé, articulé d'une voix blanche, que je n'avais jamais entendue. Elle a dit, petit à petit et sans appel. Elle a dit qu'elle était infirmière dans un hôpital et qu'elle avait deux filles qui attendaient leur maman, pas un soupçon de femme piétinée par un taré. Elle a dit ces mots-là, ils ont écrit. Elle a dit qu'elle savait ce qui l'attendait, elle et surtout sa famille. Le chantier, le désastre, les années à se battre pour rien. Elle a dit, elle savait. Elle a vu, elle, souvent, les femmes violées (elle a dit le mot exactement), retournées par les médecins légistes, shootées par les trithérapies (car on ne sait jamais, la peine ne s'arrête pas au viol quel qu'il soit), interrogées par les psys tous différents et qui ne disent pas la même chose. Elle a vu les filles en dépression, après, quand la peur avait envahi leur âme au point qu'elles ne pouvaient plus voir personne. Elle a vu, elle sait, pas la peine de lui expliquer. Alors ici, c'est elle qui va décider et pas la peine de discuter. Ce sera comme elle dira et le reste elle s'en fout. Ils ont écrit, tout, à la lettre près, je crois. Elle les regardait droit dans les yeux, pas comme elle pouvait regarder d'habitude, elle était une autre femme que j'apprendrais à aimer.
Un temps s'est écoulé. Elle a repris.
- Pour l'examen, je m'y soumets, gardez les preuves, pour moi elles sont flagrantes et n'allez pas chercher à me faire dire tout et son contraire. C'est un viol et mon corps en porte assez de traces pour que je n'aie pas à le raconter dans les détails. Pour l'hospitalisation, ce sera lundi. Je connais le traitement, mais hors de question que mes filles s'affolent. Il y aura une quiche lorraine sur la table ce soir, pour Julie et mon Annie regardera "Plus belle la vie" pendant que je ferai la vaisselle.
Là, le policier au clavier de l'ordinateur a tenté d'intervenir. Pour expliquer que le protocole...
- Je m'en fous, elle a dit. (Elle ne s'exprimait jamais avec ces mots-là, pas Laurence, pas ma femme.) Je ne porterai pas plainte.
Là, de nouveau, je me suis retrouvé debout d'un coup.
- Je pense à nous, pardon. Je pense à nous d'abord. Je sais ce qui va arriver, j'ai déjà vu ça, souvent à l'hôpital.
- Chaque cas est unique, est intervenu le jeune policier. Nous étions là, nous avons vu.
- Vous avez vu le monospace gris?
- Le monospace gris? a repris le jeune homme. La voiture de Claude, vous voulez dire?
- C'est lui.
Le policier est resté sans voix. Les deux autres se sont empressés de poser des questions. Moi aussi j'avais croisé ce véhicule que je n'avais pu arrêter.
- Pas besoin de chercher le coupable, tout le monde le connaît chez nous.
- Raison de plus.
Ça, c'est moi qui l'ai dit.
Là, ma femme s'est redressée et m'a regardé droit dans les yeux, froide.
- Écoute-moi bien. Je connais ces affaires-là, je suis une femme, on les connaît toutes, mais on n'y pense pas tous les jours, il y a des sujets plus drôles. Je n'ai déjà plus l'âge d'avoir du temps à perdre et des affronts à subir. Pour ce qu'il m'a fait, il ira peut-être deux ou trois ans en prison, il nous donnera peut-être un peu d'argent que je jetterai au feu car il est hors de question que quoi que ce soit de cet homme ne pénètre une fois de plus dans ma vie. Il a des enfants, une femme, des amis, ils nieront ce qui m'est arrivé, le défendront bec et ongle et l'on me prendra pour une salope.
La policière a bondi de sa chaise, elle la voyait venir, elle savait sans doute qu'elle n'avait pas tort, mais les mots étaient trop forts.
- J'ai vu, je sais, je suis infirmière, a repris Laurence. Il s'en raconte des histoires sur les lits en pleurs. Ma décision est prise, inutile de discuter. On garde les preuves, au cas où il reviendrait à la charge, on m'applique le traitement et on passe à autre chose.
 
© Marjorie Tixier, Un Matin ordinaire, roman

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