Je
me lève, lentement, péniblement, un muscle après l’autre, comme une poupée
désarticulée. L’arbre m’empêche de tomber.
Malgré
la douleur, je me remets à courir. Je traverse le chemin, trébuche, le souffle
court, et quitte la forêt les yeux partout. À la force de mes mains, je remonte
le talus, m’agrippant aux branches pour rejoindre les hauteurs, à l'ombre des
arbres touffus.
La
ferme n’est pas loin.
Demander
de l’aide ? Je frissonne de plus belle.
Je
veux qu’on me protège. Je veux rester seule. Je tremble qu’on s’approche de
moi, qu’un homme s’approche de moi…
Tant
bien que mal, je progresse sur les hauteurs.
Un
coup d’œil à la ferme.
Il
est là.
Ma
peau est douleur, transpercée.
Il
est là, son moteur tourne.
Je
l’ai déjà vu ici, au même endroit, garé devant cette ferme, tous les vendredis
matin. Oui, je l’ai vu, chaque semaine, l’air de rien, en passant.
J’avance
avec précaution.
Je
veux savoir, j’ai peur mais je veux savoir.
Qui ?
Qui m’a massacrée ?
En
surplomb de la ferme, je me cache. Je veux savoir sans me montrer, rester
protégée pour reprendre ma respiration. Sur la route, le monospace est toujours
à l’arrêt, mais son moteur continue de tourner.
Mon
corps se glace, je ne respire plus, j'observe.
Les
deux hommes se connaissent, je ne me suis pas trompée.
Je
pourrai retrouver celui qui m’a agressée.
La
voiture démarre en trombe. Il rentre chez lui et retourne à sa vie pendant que
je suis tapie comme une petite souris.
Tout
se fragmente.
Je
suis tremblante et gelée. Le souffle coupé, impuissante.
Un
long silence s’installe, un silence qui pourtant n’est pas absolu. La nature a
son langage, ses bruits ininterrompus. Mon corps aphone perçoit chaque son
comme amplifié.
Silence
trop bref pour récupérer, un moteur se fait entendre. Ma tête s’emballe, le
tronc contre lequel je m’appuie s’amollit, ses branches deviennent des bras – ses
bras – ses brindilles
deviennent des doigts – ses doigts
– pour me prendre à la gorge. Tout se déforme à mesure que le véhicule
se rapproche.
Et
s’il revenait sur sa décision ?
Le
bruit devient visible, ma respiration se bloque. À la place du monospace gris,
je vois s'approcher un fourgon.
Il
passe devant la ferme mais ne s’y arrête pas.
C'est
mon mari. Au volant, c’est Edmond. Il a dû croiser la voiture grise sans se
douter de rien. Tout en moi s’affole. La peur se décuple au lieu de se calmer.
Je pourrais descendre de cette butte, me poster sur la route et lui faire
signe, mais je reste tétanisée.
Plus
un son dans mes écouteurs, je m’aperçois qu’ils ont disparu. La musique s’est
évanouie, le bruit du moteur s’est dissipé lui aussi, engouffré qu’il est dans
la forêt.
Perdue
en moi-même, je ne prête pas attention au ronronnement du fourgon qui a
rebroussé chemin pour se garer devant la ferme. Mon mari sort du véhicule,
frappe à l'entrée. Un jeune homme en uniforme lui ouvre la porte.
D’ici,
je n’entends pas ce qu’ils se disent, mais je vois clairement mon mari
gesticuler.
Le
policier s’avance, calme et posé, aussitôt renforcé par deux collègues.
Edmond
insiste, les deux agents se lancent des œillades complices pendant que le chef
observe avec la froideur habituelle des policiers en service pour qui chaque
individu est un éventuel suspect.
Mon
mari s’énerve, hausse le ton jusqu’à ce que le propriétaire de la ferme fasse
son apparition. La conversation reprend. Ils doivent parler de moi et se
demander où je suis pendant que je les regarde. La situation est intenable,
mais la peur m’empêche d’agir. Peur qu’il s’en prenne à mes filles.
Je
lutte, le souffle court, les mains trempées. Je me fais violence pour sortir de
l'ombre. Je veux savoir s'ils s'interrogent à mon sujet. Je veux rassurer mon
mari. Je veux me protéger aussi.
Alors
je me redresse comme un corps enseveli revient soudain à la vie.
Chaque
pas est un défi.
Les
hommes continuent à discuter sans me voir. Les arbustes me cachent encore. Ils
m’entendent cependant, s’étonnent, cherchent à identifier la provenance du
bruissement.
Ils
jettent un œil dans ma direction et se mettent à rire. Tous, sauf Edmond. Le
fermier s’avance d’un bon pas. Il veut découvrir ce qui se cache derrière cet
étrange bruit-là.
Je
me laisse glisser dans les fourrés, accroupie pour ne pas tomber.
À
la manière d’un automate, j’avance. Seule l’intention de rassurer mon mari me
guide, même s’il commence à m’effrayer lui aussi.
Une
fois en bas, je me redresse petit à petit pour sortir des buissons et me camper
sur le bord de la route comme un corps nu qui se donne au supplice.
Tous
les regards se tournent vers moi.
Personne
ne bouge à l’exception d’Edmond qui se précipite en criant mon prénom.
Mes
mains couvrent mes yeux, instinctivement. Il s’arrête aussitôt.
Il
pourrait m'assommer de questions, me secouer, me demander ce que je fais là,
dans les fourrés comme une bête égarée.
Impossible
de le regarder en face, impossible de se toucher.
Deux
des policiers trépignent tandis que leur chef exige qu’on me laisse tranquille.
Sans se presser, il vient vers moi, vers nous. Sa jeunesse devrait me rassurer,
mais je garde encore les dents serrées.
Dans
mes yeux baissés, il lit probablement bien plus que je ne le devine. Il connaît
ça, lui. Il a l’habitude de voir des femmes comme moi se présenter au
commissariat.
Je
sais qu’il me faudra parler, dire, raconter, me justifier.
Il
le sait aussi, lui qui nous propose de nous accompagner pour déposer plainte.
Il constate l’état de choc, garde ses distances, n’affirme rien, mais laisse la
porte ouverte. Il sait combien c’est difficile de raconter une telle épreuve.
Mon
mari me prend dans ses bras, je reconnais son étreinte et me laisse faire. Il
me serre de toutes ses forces tandis que mes mains font à nouveau rempart entre
mon visage et sa poitrine.
Je
tremble, j’ai froid, mon corps n’est plus qu’une ombre.
—
Viens, me dit-il. Allons au commissariat.
—
Emmène-moi plutôt à Valparaíso.
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© Marjorie Tixier, Un Matin ordinaire, chapitre 8, Laurence
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