vendredi 20 octobre 2017

"Un Matin ordinaire" au fil des jours... nous voilà à la moitié du roman!




Je me lève, lentement, péniblement, un muscle après l’autre, comme une poupée désarticulée. L’arbre m’empêche de tomber.
Malgré la douleur, je me remets à courir. Je traverse le chemin, trébuche, le souffle court, et quitte la forêt les yeux partout. À la force de mes mains, je remonte le talus, m’agrippant aux branches pour rejoindre les hauteurs, à l'ombre des arbres touffus.
La ferme n’est pas loin.
Demander de l’aide ? Je frissonne de plus belle.
Je veux qu’on me protège. Je veux rester seule. Je tremble qu’on s’approche de moi, qu’un homme s’approche de moi…
Tant bien que mal, je progresse sur les hauteurs.
Un coup d’œil à la ferme.
Il est là.
Ma peau est douleur, transpercée.
Il est là, son moteur tourne.
Je l’ai déjà vu ici, au même endroit, garé devant cette ferme, tous les vendredis matin. Oui, je l’ai vu, chaque semaine, l’air de rien, en passant.
J’avance avec précaution.
Je veux savoir, j’ai peur mais je veux savoir.
Qui ? Qui m’a massacrée ?
En surplomb de la ferme, je me cache. Je veux savoir sans me montrer, rester protégée pour reprendre ma respiration. Sur la route, le monospace est toujours à l’arrêt, mais son moteur continue de tourner.
Mon corps se glace, je ne respire plus, j'observe.
Les deux hommes se connaissent, je ne me suis pas trompée.
Je pourrai retrouver celui qui m’a agressée.
La voiture démarre en trombe. Il rentre chez lui et retourne à sa vie pendant que je suis tapie comme une petite souris.
Tout se fragmente.
Je suis tremblante et gelée. Le souffle coupé, impuissante.
Un long silence s’installe, un silence qui pourtant n’est pas absolu. La nature a son langage, ses bruits ininterrompus. Mon corps aphone perçoit chaque son comme amplifié.
Silence trop bref pour récupérer, un moteur se fait entendre. Ma tête s’emballe, le tronc contre lequel je m’appuie s’amollit, ses branches deviennent des bras – ses bras ses brindilles deviennent des doigts – ses doigts pour me prendre à la gorge. Tout se déforme à mesure que le véhicule se rapproche.
Et s’il revenait sur sa décision ?
Le bruit devient visible, ma respiration se bloque. À la place du monospace gris, je vois s'approcher un fourgon.
Il passe devant la ferme mais ne s’y arrête pas.
C'est mon mari. Au volant, c’est Edmond. Il a dû croiser la voiture grise sans se douter de rien. Tout en moi s’affole. La peur se décuple au lieu de se calmer. Je pourrais descendre de cette butte, me poster sur la route et lui faire signe, mais je reste tétanisée.
Plus un son dans mes écouteurs, je m’aperçois qu’ils ont disparu. La musique s’est évanouie, le bruit du moteur s’est dissipé lui aussi, engouffré qu’il est dans la forêt.
Perdue en moi-même, je ne prête pas attention au ronronnement du fourgon qui a rebroussé chemin pour se garer devant la ferme. Mon mari sort du véhicule, frappe à l'entrée. Un jeune homme en uniforme lui ouvre la porte.
D’ici, je n’entends pas ce qu’ils se disent, mais je vois clairement mon mari gesticuler.
Le policier s’avance, calme et posé, aussitôt renforcé par deux collègues.
Edmond insiste, les deux agents se lancent des œillades complices pendant que le chef observe avec la froideur habituelle des policiers en service pour qui chaque individu est un éventuel suspect.
Mon mari s’énerve, hausse le ton jusqu’à ce que le propriétaire de la ferme fasse son apparition. La conversation reprend. Ils doivent parler de moi et se demander où je suis pendant que je les regarde. La situation est intenable, mais la peur m’empêche d’agir. Peur qu’il s’en prenne à mes filles.
Je lutte, le souffle court, les mains trempées. Je me fais violence pour sortir de l'ombre. Je veux savoir s'ils s'interrogent à mon sujet. Je veux rassurer mon mari. Je veux me protéger aussi.
Alors je me redresse comme un corps enseveli revient soudain à la vie.
Chaque pas est un défi.
Les hommes continuent à discuter sans me voir. Les arbustes me cachent encore. Ils m’entendent cependant, s’étonnent, cherchent à identifier la provenance du bruissement.
Ils jettent un œil dans ma direction et se mettent à rire. Tous, sauf Edmond. Le fermier s’avance d’un bon pas. Il veut découvrir ce qui se cache derrière cet étrange bruit-là.
Je me laisse glisser dans les fourrés, accroupie pour ne pas tomber.
À la manière d’un automate, j’avance. Seule l’intention de rassurer mon mari me guide, même s’il commence à m’effrayer lui aussi.
Une fois en bas, je me redresse petit à petit pour sortir des buissons et me camper sur le bord de la route comme un corps nu qui se donne au supplice.
Tous les regards se tournent vers moi.
Personne ne bouge à l’exception d’Edmond qui se précipite en criant mon prénom.
Mes mains couvrent mes yeux, instinctivement. Il s’arrête aussitôt.
Il pourrait m'assommer de questions, me secouer, me demander ce que je fais là, dans les fourrés comme une bête égarée.
Impossible de le regarder en face, impossible de se toucher.
Deux des policiers trépignent tandis que leur chef exige qu’on me laisse tranquille. Sans se presser, il vient vers moi, vers nous. Sa jeunesse devrait me rassurer, mais je garde encore les dents serrées.
Dans mes yeux baissés, il lit probablement bien plus que je ne le devine. Il connaît ça, lui. Il a l’habitude de voir des femmes comme moi se présenter au commissariat.
Je sais qu’il me faudra parler, dire, raconter, me justifier.
Il le sait aussi, lui qui nous propose de nous accompagner pour déposer plainte. Il constate l’état de choc, garde ses distances, n’affirme rien, mais laisse la porte ouverte. Il sait combien c’est difficile de raconter une telle épreuve.
Mon mari me prend dans ses bras, je reconnais son étreinte et me laisse faire. Il me serre de toutes ses forces tandis que mes mains font à nouveau rempart entre mon visage et sa poitrine.
Je tremble, j’ai froid, mon corps n’est plus qu’une ombre.
— Viens, me dit-il. Allons au commissariat.
— Emmène-moi plutôt à Valparaíso.
 
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© Marjorie Tixier, Un Matin ordinaire, chapitre 8, Laurence
 
 

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