Mes
filles font tout mon bonheur, chacune ressemble un peu à Laurence, à sa façon,
mais je ne saurais trop dire comment.
Il
y a quelques années, elles se sont mises à réclamer leurs grands-parents. Elles
s’étaient donné le mot et répétaient en boucle : Quand est-ce qu’on verra
papi et mamie ?
J’étais
perdu. Je faisais comme si je n’avais rien entendu. Ça doit être pour ça que
les filles en remettaient une louche à chaque fois.
Comme
toujours, c’est Laurence qui a trouvé la solution.
Un
matin, elle a pris son courage à deux mains pour décrocher le téléphone. C’est
ma mère qui lui a répondu. Elle a dit que c’était plus la peine de venir, que
c’était bien comme ça et puis qu’elle l’avait jamais vue enceinte, alors que
pour elle, y avait pas de petite fille. Laurence a dit : Au revoir et
portez-vous bien. Elle ne s’attendait pas à autre chose.
Le
soir, on a réuni les filles autour du feu pour leur expliquer la situation.
Annie a dit : On a compris. Julie a gardé le silence en me regardant
tristement. Elle avait dû sentir la faille qui me séparait de mes parents.
J’aurais
pu, comme Laurence, passer le bac et tout le tralala. J’aurais pu lire, lire,
lire en douce comme Julie même si mon père refusait de me prêter ses livres
neufs de peur que je ne les salisse. J’ai préféré travailler, gagner ma vie le
plus tôt possible pour ne rien avoir à demander. Pour ça, rien de tel que le
bâtiment. J’aurais voulu partir loin, disparaître du jour au lendemain, mais je
n’arrivais pas à laisser maman, alors je suis resté dix ans à végéter sous le
regard noir de mon père. Je lui ai versé plus des trois quarts de mon salaire
pour rester là, travailler six jours par semaine, sortir avec les collègues le
samedi soir et jouer au ball-trap le dimanche après-midi. Je rapportais souvent
des coupes dont mon père n’avait que faire, seules lui importaient les
victuailles qui allaient parfois avec. Il avait manqué de tout pendant la
guerre, de nourriture surtout. Il mangeait toujours lentement, solennellement,
en silence et sans gaspiller. Je me demande encore comment j’ai pu rester si
longtemps. Pour aider maman, probablement. Papa ne mettait jamais la main à la
pâte. Tout son temps libre était consacré à la lecture. Il répétait qu’une vie
ne suffirait pas à rattraper son retard et me méprisait de regarder la télé.
Mes frères étaient déjà mariés, partis, ouvriers aussi pour gagner du temps et
ne rien demander à celui qui gardait tout pour lui.
Il
m’a fallu Laurence pour m’arracher de ma souche et des années pour m’en pardonner.
Je ne regrette pas.
Julie
pleure, en cachette. J’aimerais savoir la consoler, la prendre dans mes bras,
lui dire que je l’aime, qu’elle est ma fille adorée, belle comme la plus belle
jacinthe de mon jardin (je l’aurais plutôt appelée ma rose, mais c’est interdit
dans la maison, à cause de la mère de Laurence), alors je la compare à une
jacinthe, parce que sa peau de fillette exhale cette senteur envoûtante de la
jacinthe en hiver. Je ne l’ai pas prise dans mes bras quand j’ai vu son regard
triste au coin de la cheminée. C’est toujours Laurence qui console les filles.
Moi, je n’ose pas les approcher. Elles me font peur elles aussi, vraiment. Ma
douceur est de leur offrir des Mentos en sortant de la piscine, mais Julie n’en
mange pas, alors je ne sais pas comment lui faire plaisir.
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© Marjorie Tixier, Un Matin ordinaire, chapitre 5, Edmond
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