mardi 17 octobre 2017

"Un Matin ordinaire" au fil des jours...




Mes filles font tout mon bonheur, chacune ressemble un peu à Laurence, à sa façon, mais je ne saurais trop dire comment.

Il y a quelques années, elles se sont mises à réclamer leurs grands-parents. Elles s’étaient donné le mot et répétaient en boucle : Quand est-ce qu’on verra papi et mamie ?

J’étais perdu. Je faisais comme si je n’avais rien entendu. Ça doit être pour ça que les filles en remettaient une louche à chaque fois.

Comme toujours, c’est Laurence qui a trouvé la solution.

Un matin, elle a pris son courage à deux mains pour décrocher le téléphone. C’est ma mère qui lui a répondu. Elle a dit que c’était plus la peine de venir, que c’était bien comme ça et puis qu’elle l’avait jamais vue enceinte, alors que pour elle, y avait pas de petite fille. Laurence a dit : Au revoir et portez-vous bien. Elle ne s’attendait pas à autre chose.

Le soir, on a réuni les filles autour du feu pour leur expliquer la situation. Annie a dit : On a compris. Julie a gardé le silence en me regardant tristement. Elle avait dû sentir la faille qui me séparait de mes parents.

J’aurais pu, comme Laurence, passer le bac et tout le tralala. J’aurais pu lire, lire, lire en douce comme Julie même si mon père refusait de me prêter ses livres neufs de peur que je ne les salisse. J’ai préféré travailler, gagner ma vie le plus tôt possible pour ne rien avoir à demander. Pour ça, rien de tel que le bâtiment. J’aurais voulu partir loin, disparaître du jour au lendemain, mais je n’arrivais pas à laisser maman, alors je suis resté dix ans à végéter sous le regard noir de mon père. Je lui ai versé plus des trois quarts de mon salaire pour rester là, travailler six jours par semaine, sortir avec les collègues le samedi soir et jouer au ball-trap le dimanche après-midi. Je rapportais souvent des coupes dont mon père n’avait que faire, seules lui importaient les victuailles qui allaient parfois avec. Il avait manqué de tout pendant la guerre, de nourriture surtout. Il mangeait toujours lentement, solennellement, en silence et sans gaspiller. Je me demande encore comment j’ai pu rester si longtemps. Pour aider maman, probablement. Papa ne mettait jamais la main à la pâte. Tout son temps libre était consacré à la lecture. Il répétait qu’une vie ne suffirait pas à rattraper son retard et me méprisait de regarder la télé. Mes frères étaient déjà mariés, partis, ouvriers aussi pour gagner du temps et ne rien demander à celui qui gardait tout pour lui.

Il m’a fallu Laurence pour m’arracher de ma souche et des années pour m’en pardonner. Je ne regrette pas.

Julie pleure, en cachette. J’aimerais savoir la consoler, la prendre dans mes bras, lui dire que je l’aime, qu’elle est ma fille adorée, belle comme la plus belle jacinthe de mon jardin (je l’aurais plutôt appelée ma rose, mais c’est interdit dans la maison, à cause de la mère de Laurence), alors je la compare à une jacinthe, parce que sa peau de fillette exhale cette senteur envoûtante de la jacinthe en hiver. Je ne l’ai pas prise dans mes bras quand j’ai vu son regard triste au coin de la cheminée. C’est toujours Laurence qui console les filles. Moi, je n’ose pas les approcher. Elles me font peur elles aussi, vraiment. Ma douceur est de leur offrir des Mentos en sortant de la piscine, mais Julie n’en mange pas, alors je ne sais pas comment lui faire plaisir.
 

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© Marjorie Tixier, Un Matin ordinaire, chapitre 5, Edmond
 
 
 

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